Le deuxième festival de bande dessinée de France (en termes de taille et de fréquentation) vient de
s’achever ce dimanche. Depuis une trentaine d’années, il accoste ses planches
le long des docks malouins d’où sont partis maints cousins, frère ou rivaux de
la Licorne, chère désormais à d’autres supports en trois dimensions (voir la
sorte d'étrange "Indiana Dupont" qui sort actuellement sur grand écran).
L édition 2011 du « Quai des Bulles » vient
donc de s’achever, le 30 octobre 2011. Avec un palmarès qui n’intéresse pas
grand monde, ce qui nous dispensera de le donner. Si le but est dans le chemin,
comme disait Heidegger (sorte pour sa part d’amateur de raccourcis autant que d'égarements), à
coup sûr l’objectif ici était dans le trait. Et dans le trait seul.
Tracer une voie qui soit propre. S’inscrire dans une
tradition dont, soyons francs, Botticelli, de Vinci et le Greco n’auraient pas
reniée la filiation d’audaces , la finesse de recherche esthétique ou la discrète
technique. Tenter de souffler dans l’air de l’imagination une bulle qui ne
ressemble à aucune autre et qui refuse, par elle-même, d’être prise au piège de
cette comparaison, voilà quel était le véritable enjeu de cette réunion qui
était tout sauf un jeu d’enfants.
Après tout, bien des Festivals se passent de palmarès, par
souci de respecter la pluridisciplinarité d’un même art. On n’a jamais vu de
Prix de la mise en scène ou de Prix d’interprétation au Festival d’Avignon. Encore moins dans le
grand bazar qu’est son Off. Et c’est sans doute tant mieux, s i l’on en juge à
l’engouement que ne cesse, après année, de susciter ce gigantesque combat de
talents sans vainqueur.
Pour en revenir à notre Quai malouin, cette digression
avignonnaise n’en est que plus opportune. Qu’y avait-il à voir, sur
place ? Une sorte de long quai couvert (les bretons savent ce qu’octobre
veut dire …) sous lequel de minuscules
maisons d’éditions avaient pris un anneau et d’autres mastodontes
réservé un pont privé.
Il en ressortait un mélange joyeusement foutraque, un
désordre arrangé, une confusion salutaire entre des genres d’arts graphiques totalement
étrangers les uns aux autres, et pourtant familiers entre eux. Un stand
d’héroïc fantasy côtoyait des bandes dessinées pour enfants, un dessinateur
historique de l’Echo des Savanne de la grande époque était assis aux côtés d’un
novice plutôt porté sur les mangas.
Tous étaient
différents. Et tous se ressemblaient. Les héros de la bulle étaient enfants de
la balle. Et cette balle était un joyeux courant saltimbanque en train de se
revendiquer comme art à part entière.
Car, et c’est là où nous sous souhaitons en venir, il n’y
avait guère de doute à regarder
cette assemblée d’auteurs, de
dessinateurs, de petits producteurs et de grands moniteurs. Il n’y avait guère
de doute à regarder cette foule où, fidèles aux consignes d’âge d’Hergé, des
spécimens humains de 7 à 77 ans déambulaient de conserve.
Des spécimens plus humains peut-être que tant d’autres
croisés en ville : leur regard brillait d’une lumière que seul l’art sait
faire naître. Cette lumière où l’enfant de 7 ans se sent entrer dans le monde
des adultes. Cette lumière où le vieillard de 77 ans se sent capable de
retomber en enfance.
Oui, c’est là où nous voulions en venir : à observer ce
quai d’où partirent tant d’autres aventures,
il n’y avait plus de doute possible : la bande dessinée est
aujourd’hui un art complet , riche de
ses diversités, vivant de ses contradictions, d’une énergie incroyable et d’une
intelligence sans cesse en questionnement (la forme parodique, si présente dans
l’univers BD n’étant pas la moindre des formes d’auto-interrogation et, si l’on
veut bien y croire, un renouvellement spirituel du doute cartésien).
Bien sûr, on pourra nous opposer que nous sommes en trains
de découvrir l’eau tiède (ce qui serait paradoxal, vu la température de l’eau
dans le coin …) et qu’il y a longtemps que les neuf muses antiques ont trouvées
leurs avatars contemporains :
architecture,
sculpture,
peinture,
musique,
romans et
poésie,
arts de la scène,
cinéma,
arts médiatiques, puis pour conclure, en neuvième position :
bande-dessinée.
Et nous le reconnaissons bien volontiers : pour les amateurs de
nomenclature, l’affaire est déjà bouclée.
Mais ce que nous vous dire, ici, est que cette eau supposée
tiède est en plein bouillonnement. Qu’on ne peut y tremper l’âme sans se brûler
au feu de son magma. Jadis forme très mineure pour gamins en apprentissage de
lecture, jadis défouloir pour ados en construction, jadis refouloir pour
adultes un peu hypocrites (aaaaaaaaaaaaah Manara !), jadis distraction familiale
pour appréhender le monde avec gentillesse, la bande dessinée est devenue tout
autre chose.
Un univers en soi, contradictoire, fulgurant, grossier,
merveilleux, provocateur, rédempteur, curieux, ouvert, philosophique, brutal, abscons,
étrange, lisible, visible, fuligineux, sensible.
Un art, à part
entière. Ce qui suppose qu’il se compose de tant de parts …
L’un des clercs de ce siècle, Pierre Rabhi (sur lequel nous
reviendront dans un autre article) faisait remarquer avec humour que notre
contemporanéité se composait de boites, qu’il fallait entreposer dans une
logique assez désespérante. Tu bosses dans une grosse boite ? Dans une
petite boite ? Tu vas en boite, ce soir ? Et pour y aller, tu prends
ta caisse ?
On n’y a peut-être pas fait assez attention jusque là, mais
la bande dessinée, d’emblée, a brisé cette malédiction. Elle, qui est pourtant
littéralement le royaume de la case, n’emploie presque jamais ce mot. Promenez
vous dans un festival comme celui auquel est consacré cet article. Vous y
entendrez parler d’albums, de planches et surtout (titre oblige …) de bulles.
Comme si, à sa manière, le neuvième art était une manière,
maintenant qu’il touche à sa plénitude, à répondre par la légèreté aux enjeux
de ses contemporains. Comme s’ils les sortaient de leur boite. Pour les mettre en bulles …