Nous fûmes nombreux, dans notre jeunesse, à devoir nous
pencher scolairement sur certaines fables de l’âge classique. En étude de texte,
en analyse de style, voire, pour les plus malchanceux, en guise de punition.
Sous quelque forme qu’elle nous soit parvenue, l’une est
restée plus particulièrement en nos esprits. Ne serait ce que par sa conclusion,
proposée dès le début et censée être démontrée par la suite : le Seizième
Tableau du Premier Tome des Fables de La Fontaine ; la fable du Loup et de
l’Agneau. La plus bestialement féroce. La plus redoutée de toutes, à juste titre.
Mais peut-être aussi : la moins comprise. Souvenons-nous :
« La
raison du plus fort est toujours la meilleure :
Un Agneau se
désaltérait
Dans le
courant d'une onde pure.
Un Loup
survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la
faim en ces lieux attirait.
-
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet
animal plein de rage :
Tu seras
châtié de ta témérité.
-
Sire, répond l'agneau, que Votre Majesté
Ne se mette
pas en colère ;
Mais plutôt
qu'elle considère
Dans le
courant,
Et que par
conséquent, en aucune façon,
Je ne puis
troubler sa boisson.
-
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais
que de moi tu médis l'an passé.
Reprit l'Agneau
; je tette encor ma mère
-
Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
-
Je n'en ai
point.
-
C'est donc quelqu'un des tiens :
Car vous ne
m'épargnez guère,
Vous, vos
bergers et vos chiens.
Là-dessus, au
fond des forêts
Le loup
l'emporte et puis le mange,
Sans autre
forme de procès.
La conclusion que l’on tire d’ordinaire de ce saisissant
résumé de la brutalité de du monde tient tout entière dans sa première
phrase : « la raison du plus
fort est toujours la meilleure ».
Ce qui, tout bien considéré est un joli et double
contre-sens : non seulement cette fable toute entière démontre à foison
que la force brute, animale, instinctive qui s’exprime du loup est précisément
… sans raison ; que rien ne peut le raisonner justement et que la supposée
raison du plus fort est avant tout une force irraisonnable.
Mais en plus, comment ne pas être frappé par le fait
que cette conclusion n’en est pas une ? Qu’elle intervient, littéralement,
au début du texte. Qu’elle ne le conclut justement pas. Nous sommes là en l’exact
contraire d’une morale, telle que celle-ci nous est donnée à connaître dans
d’autres contes, ceux de Perrault par exemple. Ceux qui donnèrent à enchanter
des enfances, à calmer des peurs, à raisonner des angoisses et à trouver, à
l’issue d’un cheminement, un sens à l’histoire toute entière.
Dans le Loup et l’Agneau, rien de tout cela : la
conclusion n’est pas en conclusion. Elle ouvre la fable et les derniers
instants de celle-ci sont simplement l’illustration sanguinaire de ce principe
de brutalité, de ce rapport de forces qui n’a nullement besoin de
démonstration. D’ailleurs, comment sans soucierait-il ?, puisqu’il n’est,
par nature, pas une morale mais un instinct.
Cette fable, dans sa lecture classique, celle généralement
admise par notre enfance et celles qui l’ont précédé, est profondément
désespérante. Elle est sans issue, puisqu’elle est sans raison. Et puisqu’elle
est sans raison, elle est sans secours pour l’humanité. C’est une fable
décidément sans morale, dans sa lecture usuelle.
A la prendre au pied de sa lettre, l’arbitraire serait
dominant sans avoir de compte à rendre, la force seule serait justificatrice,
l’état de nature prévaudrait sur toute autre logique et la valeur serait assujettie
à la puissance. Une puissance puisée dans la naissance (es tu né loup ou
agneau ?) et non dans le comportement raisonné (me déranges-tu en buvant
l’eau du ruisseau à distance suffisante de mon espace préféré ?)
C’est du reste d’interprétation la plus usuellement
donnée à cette phrase pourtant singulière qui pose sacrément question « si ce n’est toi, c’est donc ton frère » :
au fond, peu importe que ce soit toi ou ton frère – c’est-à-dire en l’espèce
toi-même ou un autre de la même engeance – : vous êtres tous pareils, puisque
vous êtes tous semblables ; vous n’avez plus d’identité puisque vous
formez une seule identité…
Vous êtes, précisément, identiques, indistincts,
interchangeables ; vous n’êtes plus un individu mais une espèce.
Et la question devient non plus qui vous êtes, mais ce que
vous êtes.
Le qui
serait pourtant assez facile à répondre : l’agneau est un animal paisible
et intelligent, jeune encore, loin de son troupeau, qui tente de survivre avec
un double signe d’intelligence : en s’abreuvant d’une part, mais en le
faisant a respectueuse distance de son prédateur. Ce qu’il justifie au besoin :
il boit vingt pas en dessous du monstre pour ne le point déranger. A-t-on vu
victime plus serviable ?
Peine perdue. Dans l’esprit du prédateur, peu importe qui vous êtes, mais ce que vous êtes : un agneau poli est
autant agneau qu’un agneau sauvage. Dans la tradition classique le « si ce
n’est toi, c’est donc ton frère » ne signifie rien d’autre que cela :
je peux te dévorer toi à la place de ton frère, cela ne changera rien. Si qui vous êtes est différent, en revanche
ce que vous êtes est identique.
D’où l’impuissance du mouton de la Fable à démontrer
qu’il n’a bel et bien pas de frère biologique. Cela importe peu au raisonnement
bestialement totalitaire : je suis un loup comme un autre, tu es un mouton
comme un autre, je dois te dévorer. Qu’importe si, en tant que ce loup-là,
j’aurais-dû épargner ce mouton –ci. C’est un instinct sans loi, une force dans
raison, un principe sans morale : tout loup doit manger tout mouton.
Sauf que la Fable – et nul ne songe à l’en blâmer –
fait fi d’une échappatoire proprement extraordinaire que de Loup laisse à l’Agneau..Et
précisément par cette même phrase « si
ce n’est toi, c’est donc ton frère ».
Par quelle stupidité celui-ci peut-il répondre, avec
une timidité qui est au mieux une faute tactique devant un prédateur :
« je n’en ai point » ?
Imagine-t-on cela, dans une Fable de La Fontaine ou la
ruse, cette forme astucieuse de l’intelligence, sert bien souvent à déjouer les
pires fatalités ?
Mais, cher agneau, il fallait répondre l’inverse de ce
que tu as dit. Plutôt que d’avouer être mouton unique, tu devais s’inventer sur
le champ – pardon, sur le pré – une fratrie immense ; tous semblables sans
doute, mais d’un nombre prompt à faire fuir l’adversaire.
Je te dois même un aveu, cher agneau : il eut
suffit que tu mentionnes l’existence d’un frère ou d’une sœur, tellement féroce
dans l’art de venger d’un des siens, que le Loup eut sans doute lâché
l’affaire. Ce n’est pas son courage qui est loué dans le conte : c’est sa
force brute.
Sais-tu quelle aurait été son attitude, s’il avait
entrevu des obstacles sur le plan d’exécution de son instinct ? Sais-tu ce
se serait passé si un souffle de raison était venu troubler l’accomplissement
de sa bestialité ?
Sais-tu, en un mot, si un frère – de sang ou de cœur –
n’aurait pas pu sauver ta vie toute entière ?
Et nous, qui relisons indéfiniment cette Fable en
confondant sa première phrase (qui est une malédiction), et une morale (qui
devrait être le contraire), ne sommes nous pas injuste avec La Fontaine ?
Au fond, dans sa manière madrée de faire la leçon aux
puissants, ne serait-ce pas là un message qu’il aurait pu vouloir nous
laisser ? Ce « si ce n’est toi,
c’est donc ton frère » pourrait il s’entendre autrement ? Par
exemple : « pour rester toi, ne
reste pas sans frère ». Ou « pour
te sauver, trouve toi un frère, au besoin invente-le ».
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